Acheteurs, soyez vigilants : le Conseil d’État donne son plein effet au DGD tacite !

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La dernière version du CCAG-Travaux a introduit la possibilité de voir le décompte général et définitif naître tacitement. A l’occasion d’un arrêt du 25 janvier 2019, le Conseil d’Etat a illustré pour la première fois les conséquences particulièrement lourdes de cette nouvelle procédure de règlement des comptes pour les acheteurs publics[1]. Plus que jamais la vigilance est de mise.

Matthieu Kluczynski, avocat associé au sein du cabinet MCH Avocats, répond à nos interrogations sur cette pratique et les manières de réduire, voire anticiper, ce risque de DGD tacite.

 

ACP FORMATION : Pour mémoire, quelle est la procédure d’établissement du DGD tacite ?

Me Matthieu Kluczynski : L’arrêté du 3 mars 2014 modifiant l’arrêté du 8 septembre 2009 portant approbation du CCAG Travaux a réduit le délai de notification du décompte général. Désormais, conformément à la nouvelle rédaction de l’article 13.4.2, il appartient au représentant du pouvoir adjudicateur de notifier le décompte général à la plus tardive des deux dates suivantes :

  • soit, 30 jours à compter de la réception par le maître d’œuvre du projet de décompte final (qui correspond à la demande de paiement finale) transmis par le titulaire ;
  • soit, 30 jours à compter de la réception par le représentant du pouvoir adjudicateur du projet de décompte final transmis par le titulaire.

Le respect de ce délai s’impose tout particulièrement depuis l’arrêté du 3 mars 2014 puisque désormais la méconnaissance du délai imparti au représentant du pouvoir adjudicateur pour notifier le décompte général peut être sanctionnée par la formation d’un décompte général et définitif tacite.

En effet, selon l’article 13.4.4 du CCAG-Travaux, à l’expiration dudit délai de 30 jours pour notifier le décompte général, le titulaire dispose de la faculté de lui transmettre, avec copie au maître d’œuvre, un projet de décompte général, composé notamment de son projet de décompte final. Ce décompte général deviendra définitif passé un délai de 10 jours à défaut d’envoi par le représentant du pouvoir adjudicateur du décompte général.

Telle est la situation soumise à l’analyse du Conseil d’État dans son arrêt du 25 janvier dernier.

 

ACP FORMATION : Quelles sont les conséquences concrètes de cet établissement tacite du DGD ?

Me Matthieu Kluczynski : Dans cette affaire, la Société Self avait sollicité l’octroi de sommes complémentaires à hauteur de 247 382,87 € dans son projet de décompte final, en raison des difficultés survenues au cours de l’exécution des travaux.

Faute de notification du décompte général par la collectivité territoriale de Saint-Pierre et Miquelon, la Société lui a adressé son projet de décompte. Sans réponse dans le délai de 10 jours imparti à la collectivité, ce projet est devenu le DGD.

Le Conseil d’État fait une application rigoureuse du CCAG et donne son plein effet au caractère définitif du décompte établi tacitement en considérant que les parties ne peuvent ultérieurement remettre en cause la créance réclamée sur la base du DGD.

La Haute juridiction illustre ainsi pour la première fois un risque connu – et redouté – depuis l’arrêté du 3 mars 2014 : la condamnation financière de l’acheteur à des sommes dont il ne peut plus contester le bien-fondé, par manque de réactivité au moment de l’établissement du décompte.

En l’espèce, la sanction est particulièrement lourde puisque la collectivité est condamnée à verser une provision de 247 382,87 € assortie des intérêts moratoires. Non seulement il s’agit de l’intégralité de la somme réclamée par la Société, mais encore et surtout, ce montant complémentaire est supérieur au montant initial du marché !

 

ACP FORMATION : Les conséquences financières d’un DGD tacite sont-elles imminentes ?

Me Matthieu Kluczynski : Elles peuvent l’être effectivement, ou tout du moins intervenir à bref délai.

En effet, une fois que le décompte général devient définitif tacitement, la créance n’est plus « sérieusement contestable » de sorte que la Société peut réclamer le versement des sommes en cause dans le cadre d’un référé-provision sur le fondement de l’article R. 541 -1 du CJA.

Dans l’affaire commentée, les requérants ont été contraints de porter l’affaire jusqu’au Conseil d’État pour obtenir gain de cause, mais il ne fait guère de doute qu’à l’avenir, sur la base de cette jurisprudence, les juridictions saisies en premier ressort risquent fort de trancher plus « rapidement » cette question en accordant au requérant la provision demandée en application du DGD.

 

ACP FORMATION : Les acheteurs peuvent-ils contester une telle réclamation fondée sur un DGD né tacitement ?

Me Matthieu Kluczynski : En aucun cas, et c’est bien là toute la gravité de ce DGD tacite.

Le décompte étant intangible, l’acheteur se trouve pieds et poings liés : il ne peut plus contester les sommes figurant dans le décompte alors même qu’il estimerait – et serait même en mesure de prouver – qu’elles sont erronées et ne devraient pas être intégrées au décompte.

Dans son arrêt du 25 janvier 2019 commenté, le Conseil d’État rappelle même que l’acheteur ne peut pas opposer l’interdiction d’accorder des libéralités[2], ou encore le principe de loyauté des relations contractuelles[3] pour faire échec à cette créance.

 

ACP FORMATION : De quelle manière éviter ce risque au cours de la procédure d’établissement du décompte ?

Me Matthieu Kluczynski : A l’évidence, la procédure de l’article 13.4.4 du CCAG-Travaux et cette jurisprudence du Conseil d’État doivent inciter les personnes publiques à la plus grande vigilance dès qu’approche la phase d’établissement du décompte après les opérations de réception.

Cette vigilance n’est pas une simple préconisation générale et abstraite. Elle peut être organisée en interne par la mise en place de mesures concrètes :

  • la création de process permettant de contrôler l’exécution des marchés (tableau de suivi et de délais). Il conviendrait alors de bien veiller à différencier les règles d’établissement du DGD qui varient selon le CCAG applicable (de 1976, de 2009 ou de 2014) ;
  • mais aussi par une sensibilisation des services de la collectivité sur cette problématique afin de permettre une meilleure réactivité pour notifier dans les 30 jours le décompte général ou, à défaut, pour l’adresser dans les 10 jours après l’envoi du projet de décompte général de l’entreprise. En effet, toutes les personnes publiques ne disposent pas d’un service interne dédié au suivi des marchés publics de travaux. Il convient donc d’alerter tous les services de la personne publique sur la nécessité de traiter diligemment et promptement les envois des entreprises afférents au décompte.

 

ACP FORMATION : Est-il possible de contourner ce risque ? Par quel moyen ?

Me Matthieu Kluczynski : Bien-sûr, mais cela implique une anticipation dès la rédaction des documents de la consultation.

En effet, le cahier des clauses administratives particulières (CCAP) peut prévoir des dérogations au CCAG auquel il renvoie. La personne publique peut donc indiquer expressément dans son CCAP qu’il déroge à l’article 13.4.4 du CCAG-Travaux relative au décompte général et tacite et prévoir une rédaction différente en vue de finaliser le décompte (éventuellement inspirée de la rédaction des CCAG-Travaux de 1976 ou 2009). Dans ce cas, le silence prolongé de la personne publique sur le projet de décompte ne pourra pas aboutir à la formation d’un décompte général définitif tacite.

A cet égard, la personne publique ne devra pas oublier de recenser cette dérogation (et les autres éventuelles) dans le dernier article du CCAP en vertu de l’article 51 du CCAG-Travaux. En effet, de nombreux arrêts considèrent qu’une clause non reportée dans la liste des dérogations est réputée non écrite et n’est donc pas opposable[4].

La conséquence serait de revenir à la rédaction du CCAG-Travaux auquel il est renvoyé de manière générale. L’article 13.4.4 relative au DGD tacite pourrait alors redevenir applicable…

Nul doute que cette jurisprudence sur le DGD tacite n’est que la première d’une longue série.

[1] CE, 25 janvier 2019, Société Selt Saint-Pierre-et-Miquelon, req. n°423331

[2] CE, 19 mars 1971, Mergui, req n°79962

[3] CE, 28 décembre 2009, Commune de Béziers, req. n°304802

[4] CAA Bordeaux, 31 octobre 2013, Société constructions guyanaises, req. n°12BX03201; CAA Lyon, 18 juillet 2007, Société Colas Sud-Ouest, req. n°01LY00846; CAA Bordeaux, 28 mai 2001, SARL Martinet, req. n°97BX00327 ; CAA Marseille, 10 juin 2014, Société COMETRA, req. n°10MA00860

 

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