Le coronavirus à l’attaque de la commande publique

Le relèvement de 25 000 à 40 000 € du seuil des marchés sans formalités préalables : la recherche d’un compromis (durable) entre transparence et simplification ?

La commande publique, source essentielle d’activité pour les opérateurs et pour partie moteur de notre économie, peut-elle au-delà de rester attractive (autre sujet – autre débat…), participer au maintien de l’état de santé de nos entreprises dans le contexte actuel? Alors que de nombreux acheteurs sont contraints de travailler à distance de leur bureau, pour cause de confinement, les responsabilités inhérentes à leur profession peuvent-elles être maintenues ? Quels sont les risques afférents au ralentissement de l’activité que nous observons tous ? Comment anticiper les contentieux qui vont probablement naître du ralentissement actuellement imposé dès lors que les relations contractuelles pourront reprendre pleinement ?

Passation, exécution  : quels impacts ? 

En termes de passation des marchés publics et des autres formes de contrats, il est indéniable que les mises en ligne de consultations vont être fortement ralenties, voire totalement inopérantes pour de nombreux services achat. La limite du traitement des affaires par le télétravail peut affecter le téléchargement des offres (bi-clés de chiffrement installées sur l’ordinateur du bureau), empêcher la réalisation de la signature électronique par le pouvoir adjudicateur ou l’autorité concédante. Si par principe la dématérialisation des procédures présente de nombreux avantages face à la crise sanitaire (plus de traitement papier portant suspicion de véhiculer un virus), quelques étapes clés du processus ne pourront toutefois pas être finalisées.

Pour l’exécution des marchés, la fermeture des services, l’absence des responsables de sites et des agents en charge du suivi et du pilotage de travaux, les manquements par le blocage des livraisons, vont ralentir le déroulé des différentes opérations, induisant des retards inéluctables. Dans son discours aux partenaires sociaux du 28 février 2020, le ministre de l’Economie a déclaré « L’Etat considère le coronavirus comme un cas de force majeure pour les entreprises. Ce qui veut dire que pour tous les marchés publics de l’Etat, si jamais il y a un retard de livraison de la part des PME ou des entreprises, nous n’appliquerons pas de pénalités, car nous considérons le coronavirus comme un cas de force majeure. J’écrirai aux PME et aux entreprises pour les informer de cette décision. J’écrirai également aux différentes associations de collectivités locales, l’Association des maires de France, à Régions de France (RF) ou l’AVF pour les inviter à en faire de même dans les marchés publics, les collectivités locales. »

Pour les services de l’Etat, il est demandé aux acheteurs de ne pas faire appliquer les pénalités de retard sur les marchés publics. La même démarche vertueuse sera probablement conseillée envers les autres formes de contrats (concessions…). Toutefois le pouvoir adjudicateur, dans son pouvoir d’autorité, vérifiera le lien de causalité au regard de la pandémie actuelle avant d’entériner sa décision d’exonération.

Quelles conséquences de la force majeure et de l’imprévision ?

Certes, la théorie de la force majeure va pouvoir être mise en œuvre dans de nombreuses conciliations à venir, les parties arguant que l’évènement à l’origine des difficultés était irrésistible, imprévisible et leur était extérieur. Mais où se situera « le curseur temps » ? Pour mémoire, la Cour d’appel de Besançon, dans un contrat privé, avait considéré l’épidémie de grippe H1N1, «largement annoncée et prévue », de sorte que l’entreprise pouvait raisonnablement l’anticiper, et ne constituait pas un cas de force majeure, faute d’imprévisibilité (CA Besançon, 8 janvier 2014, n°12/02291). Pour les contrats en cours d’élaboration, les acheteurs n’ont-ils pas intérêt à ajouter une clause d’avertissement dans les documents de la consultation (RC et CCAP) ? Les opérateurs ne doivent-ils pas apporter des précautions particulières dans leurs offres (AE et Mémoire Technique), au-delà des stipulations des textes généraux ?

Quand à la théorie de l’imprévision, mise en place par l’arrêt du Conseil d’Etat, Gaz de Bordeaux de 1916, reprise par l’article L.6 du Code de la Commande publique, elle dispose que deux conditions doivent être réunies :

  1. L’événement doit être imprévisible et extérieur aux parties
  2. L’événement doit provoquer un bouleversement dans l’économie du contrat. Ceci est d’ailleurs rappelé dans l’arrêt du Conseil d’Etat de 2013, Région Haute-Normandie pour les marchés à forfait. En cas d’imprévision, l’entreprise doit poursuivre l’exécution du marché, elle sera en contrepartie indemnisée. Le CCAG ne prévoit actuellement rien de particulier concernant l’imprévision.

C’est donc au-delà de l’exonération des pénalités, que les parties doivent aussi dès à présent se préparer à examiner voire justifier l’exonération de leurs responsabilités : DGD et réceptions tacites dans le délai imposé par les articles 13.1 et 41.3 de l’actuel CCAG Travaux pour l’acheteur (nous attendons dans la prochaine version une nouvelle rédaction protégeant les Maître d’Ouvrage au regard de ce risque signalé), mémoires en réclamation pour demande d’indemnité en cas de déficit d’exploitation (touchant essentiellement les contrats de concessions). Les contrats prévoient parfois qu’un cas de force majeure n’est pas seulement une cause exonératoire de responsabilité, mais aussi d’indemnisation du titulaire. Par exemple, si le marché est soumis au CCAG Travaux, le titulaire pourra demander l’indemnisation du préjudice subi sur le fondement de l’article 18.3.
D’autre part, en cas d’exécution dégradée de la prestation, il semble possible d’invoquer l’imprévision sur le fondement de l’article L. 6, 3° du CCP. Celui-ci dispose que « lorsque survient un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ».

Toute mesure du maître d’ouvrage liée au coronavirus, qui modifie les conditions d’exécution du contrat, ou le contrat lui-même, qu’elle résulte du « fait du prince » (par exemple, mesure de police liée à la santé publique) ou de son pouvoir de direction du contrat (contrôle, modification unilatérale du contrat, etc.) peuvent évidemment donner lieu à réclamation dans les conditions rappelées par la jurisprudence. Là aussi, les titulaires devront être vigilants au montage de leur dossier de réclamation et plus particulièrement à la preuve de leur préjudice.

Enfin, selon l’article L2195-2 du Code de la commande publique “L’acheteur peut résilier le marché en cas de force majeure.” Mais dans ce cas, la résiliation ne donne pas droit au versement d’une indemnisation, si ce n’est de la perte subie du fait de l’événement (article 18.3 du CCAG Travaux du 8 septembre 2009), sauf dispositions contractuelles contraire. L’article L6 du Code de la commande publique ajoute que “L’autorité contractante peut résilier unilatéralement le contrat dans les conditions prévues par le présent code. Lorsque la résiliation intervient pour un motif d’intérêt général, le cocontractant a droit à une indemnisation, sous réserve des stipulations du contrat.”

Une nouvelle jurisprudence est attendue dans les prochains mois, dès lors que l’activité de la commande publique sera de nouveau totalement opérante. Une approche rationnelle des événements s’impose, sachant que le juge procédera à un examen de chaque situation pour apprécier l’applicabilité de théories qui demeurent cependant exceptionnelles. Durant la période que nous traversons, il est toutefois recommandé aussi bien aux acheteurs qu’aux opérateurs économiques, de mesurer toutes les actions et les positions qu’ils sont amenés à prendre et les tracer avec vigilance en anticipation de la reprise des relations contractuelles. Les opérateurs peuvent demander dès à présent, dans la mesure où c’est opportun, un report de délai. Les acheteurs quant à eux ont à charge de vérifier leur capacité à engager le paiement de futurs intérêts moratoires ainsi que le règlement d’indemnités qui ne manqueront pas d’être sollicitées.

Christian Vaillant

Conseiller d’administration du ministère de l’Intérieur, de l’Outre-mer et de l’Immigration – Formateur marchés publics

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