Du bon usage des accords-cadres

Il est symptomatique de notre époque où, lorsque les tourbillons de l’actualité commencent à se propager, les déclarations officielles se succèdent de façon tout aussi intempestive. Dans la tourmente, les pouvoirs publics multiplient alors les communiqués pour ne pas être submergés par la vague médiatique et politique.

Il en a été encore ainsi lorsque le Gouvernement, pris la main dans le pot de confiture, a voulu désigner les accords-cadres comme le coupable idéal des dérives des marchés de conseil. Il était notamment envisagé d’interdire l’usage de cet outil contractuel à bon nombre de prestations intellectuelles.

Ces déclarations furent rapidement et, fort heureusement, remplacées par une circulaire ministérielle visant à encadrer davantage, voire restreindre, cet usage. Il est indéniable que cet outil contractuel comporte intrinsèquement des risques de dérives et donc, d’atteintes aux grands principes de la commande publique. Toutefois, il demeure un outil utile de l’achat public à la condition de respecter certaines règles et recommandations et d’en faire ainsi bon usage.

Rappels et périls à surmonter

Cet outil contractuel avec « variante »  est apparu il y a déjà longtemps dans la sphère de la commande publique. Il est ensuite réapparu et a véritablement été légitimé par les directives européennes « marchés » de 2004. Il a fallu notamment faire disparaître « le marché à bons de commande » au profit de « l’accord-cadre à bons de commande ». Les directives qualifient ce modèle contractuel d’accord-cadre à termes fixes à côté duquel fut crée l’accord-cadre à termes évolutifs. Le droit français finissant par le qualifier à son tour et, après de multiples tentatives infructueuses, d’accord-cadre à marchés subséquents.

Au-delà des questions purement terminologiques, les accords-cadres se révèlent bien utiles pour l’acheteur public faisant face à des aspects incertains de son besoin. Pour cette raison, ils se sont donc largement répandus. Ils présentent, néanmoins, un régime quasi dérogatoire aux dispositions de l’article L 2111 du Code de la commande publique selon lesquelles « La nature et l’étendue des besoins à satisfaire sont déterminées avec précision… ».  Pour autant, l’objectif de bonne gestion des deniers publics exige que le besoin de l’acheteur existe réellement et que les prestations commandées y répondent directement. En cela, l’accord-cadre peut être un accélérateur des dérives de la commande publique.

L’évolution du droit a permis progressivement à l’acheteur de prévoir des engagements contractuels, au final, relativement incertains. Ainsi et, en pratique, les accords-cadres sans engagement minimum et reconductibles annuellement se sont très largement répandus. Si pour autant, les termes contractuels prévoient des engagements minimum, ils sont souvent établis à un niveau relativement bas. Quant à l’engagement maximum désormais obligatoire depuis la jurisprudence européenne de juin 2021, il va, de ce fait, revêtir un caractère de plus en plus prévisionnel plutôt que réellement contractuel. La « peur de manquer » vous dira-t-on !

Voici donc un contrat à l’étendue incertaine qui se heurte à une autre notion « civiliste » que le code cherche également à établir dans la sphère de la commande publique,  celle de l’équilibre contractuel entre les parties. Or, dans de nombreux cas, ce contrat offre une vision et des garanties bien faibles à tout opérateur économique souhaitant se positionner. Nombreux sont désormais les acheteurs qui se plaignent de l’assèchement de l’offre économique lors des mises en concurrence. Mais comment peut-on établir une offre cohérente et pertinente en tant opérateur économique « raisonnable » face à des contrats tant incertains que déséquilibrés ?

Voici une illustration symptomatique de ce déséquilibre contractuel rencontré lors d’une formation à destination d’opérateurs économiques intervenant eux-mêmes dans le secteur de la formation. Ce contrat reconductible annuellement ne comportait ni lieux d’exécution précis, ni engagement minimum, ni volumes ou calendriers prévisionnels de jours de formation. Le prix unitaire établi en jour de formation par stagiaire était plafonné à un montant couvrant, dans certains cas, seulement les frais de réalisation. Et pour couronner ce bel édifice contractuel, des prix fermes sur 4 ans !! L’ensemble des opérateurs économoques a très logiquement décliné toute possibilité de répondre en situation réelle à de tels contrats.

On aurait pu considérer qu’il s’agissait là d’une méconnaissance encore fréquente des acheteurs publics du monde économique et du fonctionnement des entreprises. Or, ce contrat était passé par une chambre consulaire en vue d’offrir aux entreprises de sa région des formations pour « doper » leur compétences et compétitivité.

Si pour autant de tels contrats aboutissent à leur conclusion, la tentation de profiter abusivement de son élasticité, en passant des commandes au-delà du strict besoin, est bien réelle.  Cette tentation est d’autant plus grande que le contrat ne renvoie pas l’idée de bornes claires et précises et, loin du plafond contractuel, la commande semble donc souple et libre. Contraire aux grands principes déjà énoncés, cette pratique peut se heurter également et dangereusement aux règles de l’orthodoxie budgétaire. Si l’usage des accords-cadres n’est pas doublé de mécanismes de suivi et de contrôle rigoureux, le risque de commander au-delà des crédits de paiement existe. Tout comme perdurait cette pratique consistant à émettre des commandes, en fin d’exercice et au-delà du besoin réel, pour maintenir les budgets des exercices suivants.

Le dernier écueil est celui de la tendance inflationniste des accords-cadres reposant sur des prix unitaires tout aussi mal définis. Il en est souvent ainsi pour les marchés de services où, cette fois-ci, le déséquilibre est à l’avantage de l’opérateur « en place ». L’acheteur, parfois désemparé lors de la préparation de ce type de marché, établit alors un prix contractuel unitaire à l’heure ou jour d’intervention. Il est indispensable de rappeler que seules certaines professions et notamment les professions intellectuelles réglementées peuvent facturer au temps passé. La grande problématique repose sur le fait que la quantité d’heures nécessaire est laissée au libre choix du titulaire avec la tentation de quantifier et facturer bien au-delà du strict nécessaire. Ce mode d’établissement sous « devis préalable » remet en cause l’objectivité du prix de l’offre et du titulaire retenu et par conséquent, les règles initiales de la mise en concurrence.

Les dérives de cet outil peuvent donc engendrer des conséquences dommageables mais les garde-fous existent et doivent être mise en œuvre.

Recommandations d’usage pour des accords-cadres efficaces

Afin d’éviter les dérives énoncées ci-dessus, prenons simplement leur contre-pied. Sur le point précédent, il appartient au pouvoir adjudicateur d’encadrer a minima le temps d’intervention du prestataire en fixant, non pas des tarifs horaires, mais de multiples forfaits de rémunération selon la classification des interventions. Il peut s’agir ainsi d’un prix pour « résolution d’un dysfonctionnement mineur dans la limite de x heures d’intervention ». Ce « forfait unitaire » comprend la main-d’œuvre et les pièces détachées dans la limite d’un montant défini. Si pour des raisons objectives et justifiées, l’opérateur ne peut résoudre l’incident dans le délai prévu ou que le montant de la pièce dépasse le forfait, un surcoût pièce sur facture ou temps est facturé. Le marché peut ainsi prévoir plusieurs forfaits selon la criticité des incidents et la valeur des pièces détachées. Ceci permettant aussi de mettre un terme aux bordereaux de prix « catalogue » trop élastiques.

Par ailleurs, il serait judicieux de fixer un engagement minimum et plus précisément annuel si le contrat est reconductible annuellement. L’absence de tel engagement contractuel ne repose pas toujours sur la crainte de ne pas les honorer mais bien souvent sur la facilité et de mauvaises habitudes. A toutes fins utiles, rappelons que dans le cas d’un accord-cadre avec un engagement minimum non réalisé, l’indemnisation ne correspond pas au montant non réalisé mais au bénéfice net escompté sur ce montant. Il appartient au titulaire de le démontrer. Enfin, si la perte est peu significative et que le contrat se reconduit l’année suivante avec de nouveaux engagements minimum, la poursuite de relations contractuelles cordiales exclut bien souvent la réclamation de l’opérateur.

En complément, il faut veiller à établir un écart raisonnable et cohérent avec l’engagement maximum afin d’établir des données tangibles sur l’économie réelle du contrat. Comment voulez-vous qu’un « opérateur raisonnable » programme ses moyens de production, ses approvisionnements et sa trésorerie si la valeur des commandes peut être multipliée par 4 ou 5 sur une même année ? Ce montage n’est pas un partenariat gagnant mais au contraire perdant pour tous.

S’agissant de la durée contractuelle, un accord-cadre ne doit pas avoir systématiquement une durée globale de 4 ans avec reconductions annuelles à la seule initiative de l’acheteur. Les perturbations internationales politiques et économiques ne permettent à de nombreux secteurs économiques de s’engager avec aussi peu de garantie sur 4 ans. Même à prix révisables, l’horizon est trop incertain. Pour compenser cette incertitude et donner des garanties minimales aux opérateurs, il peut être judicieux de prévoir une durée contractuelle minimale de deux ans puis une ou deux reconductions annuelles. Le contrat pourrait être, également, assorti de clauses de réexamen et reconduction précises tenant compte des conditions économiques.

S’agissant, enfin, des marchés de fonctionnement nécessitant un renouvellement permanent, vous pouvez opter pour deux dernières périodes reconductibles de 6 mois. La toute dernière période pourrait être reconduite si jamais votre procédure d’attribution du nouveau marché a connu un retard. Il faut rappeler qu’un incident de procédure entraînant une décision de prolongation d’un marché ne constitue pas une « circonstance imprévisible ». En l’absence de ces circonstances, les modifications de la durée et/ou engagement maximum d’un accord-cadre sont désormais qualifiées de substantielles, comme l’a rappelé la CJUE (14 juillet 2022, aff. C274-21).

Voici donc quelques pistes de réflexion à engager afin que  la faculté de recourir à ce contrat bien utile ne soit pas remise en cause.

Christophe Prunault,
Consultant-formateur en marchés publics

Pour en savoir plus, nous vous recommandons de suivre la formation Les accords-cadres