Coronavirus et contrats publics : une épidémie qui suscite bien des questions

Saisir le juge du référé mesures-utiles pour faire respecter les obligations contractuelles

En réponse aux mesures visant à endiguer la propagation du virus, les questions juridiques se multiplient, notamment dans le secteur public : droit de retrait des agents publics, demandes de report des élections municipales, référé-expertise pour prendre des mesures de nature à protéger les électeurs (rejetée par le TA de Chalons-en-Champagne dans une ordonnance du 9 mars 2020), etc.

L’exécution des contrats de la commande publique n’est pas épargnée par l’épidémie qui s’immisce même dans la sphère contractuelle. Me Matthieu Kluczynski, avocat associé du cabinet MCH Avocats, répond à nos questions sur la gestion des contrats publics en cours face aux difficultés naissantes.

Quelles sont les difficultés rencontrées par les acteurs publics dans le cadre de l’exécution de leurs contrats publics en raison du Covid-19 ?

 Matthieu Kluczynski : Ces derniers jours ont été marqués par l’augmentation des mesures préventives, corrélativement à la croissance du nombre de personnes contaminées. L’évolution de « l’épidémie » en « pandémie » – d’après les termes de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) ce mercredi 11 mars – devrait accentuer encore davantage ce mouvement.

Les difficultés d’approvisionnement, les délais de livraison des fournitures et produits, la crainte de la contamination, le droit de retrait des salariés ou encore le confinement préventif, sans compter (potentiellement à terme) un risque de contamination des salariés, constituent toute autant d’incertitudes pour les opérateurs privés et les acteurs publics.

Quelles sont les mesures envisagées par le Gouvernement ?

Matthieu Kluczynski : A ce jour, Bruno Le Maire, Ministre de l’Économie et des Finances, a pris position sur le sujet en indiquant que le coronavirus est un cas de force majeure. Il en déduit qu’en cas de retards de livraisons par les entreprises, les pénalités contractuelles prévues par les marchés publics ne seront pas appliquées.

Cette déclaration ne porte que sur les marchés publics des services de l’État, conformément au principe de libre administration des collectivités territoriales. Toutefois, le Ministre a précisé qu’il écrirait en ce sens aux associations de collectivités territoriales, afin de les inviter à en faire de même.

Cependant, chaque situation doit être considérée isolément pour déterminer si, concrètement, cette « présomption » de force majeure est réelle et permet de justifier l’abandon des pénalités. Rappelons qu’en temps normal, l’abandon de pénalités contractuelles est susceptible d’être qualifié de libéralité interdite (CE, 19 mars 1971, Mergui, req. n°79962).

 Que faut-il donc penser du recours à la force majeure ?

Matthieu Kluczynski : Traditionnellement, la force majeure implique la survenance d’un événement extérieur aux parties aux contrats (extériorité), qu’il n’était pas possible de prévoir lors de la conclusion du contrat (imprévisibilité) et que les parties ne peuvent surmonter au regard des moyens à leur disposition (irrésistibilité).

A notre connaissance, ces critères n’ont jamais été considérés comme réunis par le juge administratif au sujet d’une épidémie.  Ce dernier a principalement été saisi de la force majeure au titre d’intempéries extrêmes (CAA Nantes, 5 novembre 1998, Mutuelle du Mans Assurances, req. n° 94NT00398).

Le juge judiciaire s’est davantage intéressé à la question de la force majeure pour des cas d’épidémie. Cependant, tout en considérant que le virus Ebola pouvait revêtir les caractères de la force majeure, les juges n’ont pas admis cette qualification dans les faits de l’espèce, faute de lien de causalité entre le virus et les difficultés de l’entreprise ou parce que l’exécution du contrat n’était pas impossible (CA Paris, 17 mars 2016, n°1504263).

Force est de constater que la réunion des critères d’externalité et d’imprévisibilité ne pose guère de difficulté, cependant, le caractère irrésistible dépendra des circonstances de chaque affaire.

Ainsi, si le contrat peut être exécuté dans des conditions différentes – même à un coût économique plus élevé – la force majeure ne trouvera pas à s’appliquer. Tel pourrait être le cas par exemple pour une prestation de service qui pourrait être assurée par la mise en place du télétravail.

Quelles sont alors les conséquences de la force majeure ?

Matthieu Kluczynski : Elles sont très variables. Dans un premier temps, il pourrait s’agir d’une modification du contrat afin de rétablir son équilibre économique et la faisabilité de la prestation, tout en assurant l’exonération de la responsabilité contractuelle du titulaire du contrat. C’est alors que la personne publique pourrait décider de ne pas appliquer de pénalités contractuelles.

Plus avant, l’article L.2195-2 du Code de la Commande Publique (CCP) reconnaît dorénavant formellement que l’acheteur peut résilier le marché public en cause en cas de force majeure. Dans ce cas, la résiliation ne donne pas droit au versement d’une indemnisation, si ce n’est de la perte subie du fait de l’événement (article 18.3 du CCAG Travaux du 8 septembre 2009), sauf dispositions contractuelles contraire.

Que faudrait-il faire si la force majeure paraît caractérisée ?

Matthieu Kluczynski : Anticiper. Les pièces contractuelles sont d’une aide précieuse à cet effet. A titre d’exemple, l’article 19.2 du CCAG Travaux du 8 septembre 2009 précise que le délai de réalisation des travaux peut être prolongé du fait de « difficultés imprévues ».

Il s’agit donc pour les entreprises et les collectivités territoriales de se mettre en relation, une fois que les difficultés sont avérées, pour (i) établir la réalité de l’événement (salariés confinés, stocks indisponibles avec preuve, etc.), (ii) adapter le contrat (prolongation de délai, report, etc.) et à défaut, le résilier, (iii) en déterminant les conditions financières du choix retenu.

Les contrats impliquant la continuité du service public seront évidemment les plus délicats à traiter.

Dans ce cas, comment organiser la poursuite du contrat ?

Matthieu Kluczynski : Une autre théorie du droit des contrats publics vient alors prendre le relais pour permettre la poursuite du service et garantir sa continuité, nonobstant les difficultés de l’entreprise : la théorie de l’imprévision.

Initialement jurisprudentielle, elle est dorénavant codifiée à l’article L.6 du Code de la Commande Publique (CCP) qui envisage le cas d’un événement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat.

Dans ce cas, le cocontractant qui assume de poursuivre l’exécution de son contrat a le droit d’obtenir une indemnisation. Le titulaire du contrat ne peut donc pas s’exonérer de ses obligations contractuelles, en revanche, il pourra obtenir une compensation d’une partie des charges supplémentaires supportées du fait de l’événement imprévisible (CAA Bordeaux, 3 mai 2011, Société Gagne, req. n° 10BX01996).

Et si la personne publique prend elle-même des mesures de nature à faire obstacle à l’exécution du contrat ?

Matthieu Kluczynski : La première hypothèse est la modification unilatérale de la convention qui donnerait lieu à une juste contrepartie, la personne publique devant alors indemniser son cocontractant de l’intégralité du préjudice subi du fait de la modification.

La seconde hypothèse est la théorie « du fait du prince ». Il s’agit d’une mesure prise par l’autorité publique cocontractante ayant un impact réel sur le contrat et ne permettant pas son exécution normale, car plus onéreuse (CE, 21 décembre 2007, Région Limousin, req. n°293260).

Dans le cas d’une infection comme le coronavirus, les mesures envisagées pourraient être des mesures de police fondées sur l’hygiène et la santé publique. Malgré une jurisprudence incertaine, le degré d’indemnisation semble dépendre du caractère général de la mesure en cause ou de son application spécifique au cocontractant.

Cependant, la jurisprudence limite considérablement les cas d’ouverture de cette théorie. De ce fait, il serait difficile pour une entreprise de réclamer son indemnisation intégrale sur ce fondement.

Quelle est votre recommandation ?

Matthieu Kluczynski : Le trouble collectif suscité par le Covid-19 ne doit pas conduire à des raccourcis juridiques qui pourraient s’avérer regrettables. Une approche rationnelle des événements s’impose d’autant plus que le juge procédera à un examen empirique de chaque situation pour apprécier l’applicabilité de théories qui – rappelons-le – demeurent exceptionnelles.

 

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