Appréhender les conséquences financières de la crise sanitaire dans la poursuite des marchés publics de travaux

Saisir le juge du référé mesures-utiles pour faire respecter les obligations contractuelles

La crise sanitaire liée au Covid-19 qui a commencé en France en mars 2020 a imposé de nouvelles contraintes sanitaires, techniques et sociales. De nombreux textes ont été pris par le Gouvernement afin de faire face aux conséquences de cette crise. En matière de commande publique, l’ordonnance n° 2020-319 du 25 mars 2020 portant diverses mesures d’adaptation des règles de procédure et d’exécution des contrats publics pendant la crise sanitaire née de l’épidémie de Covid-19 (modifiée par la suite par l’ordonnance n° 2020-460 du 22 avril 2020 puis par l’ordonnance n° 2020-560 du 13 mai 2020) a adapté les règles de passation, de procédure et d’exécution des contrats publics afin de permettre aux acheteurs et aux opérateurs économiques de faire face aux difficultés rencontrées pendant la crise sanitaire.

A l’heure d’un déconfinement quasi total et d’une reprise quasi généralisée de l’activité économique, les difficultés rencontrées dans la poursuite des marchés publics ne se sont toutefois pas éteintes, bien au contraire. Les opérateurs économiques commencent à tirer les conséquences de l’arrêt des chantiers ainsi que de leur reprise et donc à présenter des réclamations auprès des acheteurs. Il convient donc de s’interroger, d’une part, sur le fondement juridique d’une telle demande et, d’autre part, sur son fondement économique.

 

Le fondement juridique des réclamations liées à la crise sanitaire

L’ordonnance susvisée adapte les règles de procédure et d’exécution notamment des contrats de la commande publique. En termes d’exécution, elle prévoit notamment la non-application de pénalités de retard et une extension du régime des avances. Elle ne règle toutefois pas la question des surcoûts engendrés par l’arrêt des chantiers et/ou la reprise de ceux-ci.

Les opérateurs économiques doivent donc se baser sur des mécanismes existants pour fonder leurs demandes indemnitaires. Ils peuvent ainsi invoquer soit la force majeure soit l’imprévision. Si les conditions de recours à ces deux théories sont assez similaires, le choix de l’une ou de l’autre sur la poursuite du contrat aura des conséquences différentes. En effet, alors qu’en cas de force majeure, l’exécution du contrat est rendue impossible (temporairement ou définitivement), les évènements permettant d’invoquer l’imprévision ne rendent pas cette exécution impossible mais « seulement » excessivement onéreuse.

Selon les dispositions de l’article 1218 alinéa 2 du code civil relatif à la force majeure, « Si l’empêchement est temporaire, l’exécution de l’obligation est suspendue à moins que le retard qui en résulterait ne justifie la résolution du contrat. Si l’empêchement est définitif, le contrat est résolu de plein droit et les parties sont libérées de leurs obligations ».

 

L’invocation de la force majeure

Si dans un premier temps, dans une communication en date du 17 mars 2020, le Gouvernement avait annoncé plusieurs mesures de soutien immédiates aux entreprises parmi lesquelles la reconnaissance par l’État et les collectivités locales du Coronavirus comme uncas de force majeurepour leurs marchés publics, dans sa fiche technique mise à jour le 12 juin 2020, la Direction des Affaires juridiques des Ministères économiques et financiers est revenue sur cette position et rappelle que l’ordonnance du 25 mars 2020 « ne pose pas de présomption de force majeure, laquelle ne peut être qualifiée qu’au cas par cas ».

Les mesures édictées au niveau réglementaire ne peuvent donc être mises en œuvre que s’il est démontré qu’elles sont nécessaires pour faire face aux conséquences de l’épidémie de Covid-19 et que  les conditions de la force majeure sont réunies :

  • les décisions à prendre doivent résulter d’une cause échappant au contrôle des parties au contrat. Il ne fait pas vraiment de doute que cette première condition s’applique dans la mesure où aucune des parties n’a de prise sur cette épidémie.
  • elles doivent avoir un caractère inévitable. Les parties doivent donc démontrer l’impossibilité de mettre en œuvre des mesures appropriées permettant l’exécution de leurs obligations, ainsi que le lien de causalité entre l’épidémie et l’impossibilité d’exécuter lesdites obligations. Le seul coût des mesures à mettre en place ne peut être invoqué pour appliquer la force majeure. Il correspondrait alors plus à une condition d’application de l’imprévision (cf infra).
  • la situation ayant conduit à prendre ces décisions doit être imprévisible pour les parties aux contrats. Si cette condition peut être considérée comme remplie pour les contrats passés avant le 12 mars 2020, pour les contrats postérieurs, il pourrait être opposé que la condition d’imprévisibilité n’existait plus.

Il conviendra également de vérifier qu’il n’existe pas de stipulation contractuelle  adoptant une définition plus restrictive ou plus extensive de la notion de force majeure ou conduisant à exclure cette qualification pour des événements particuliers. Les contrats peuvent également avoir prévu une clause de garantie excluant l’effet exonératoire de la force majeure.

Si les conditions de la force majeure ne sont pas réunies ou si des dispositions contractuelles s’opposent à sa mise en œuvre, les opérateurs économiques peuvent alors envisager d’invoquer l’imprévision.

 

L’imprévision

Lorsqu’un opérateur économique est confronté à une situation mettant en péril l’équilibre économique de son contrat, il peut invoquer l’imprévision ce qui lui permet, sauf clause contraire, de solliciter une renégociation du contrat concerné.

L’article 1195 du Code civil dispose : « si un changement de circonstances imprévisible lors de la conclusion du contrat rend l’exécution excessivement onéreuse pour une partie qui n’avait pas accepté d’en assumer le risque, celle-ci peut demander une renégociation du contrat à son cocontractant. Elle continue à exécuter ses obligations durant la renégociation.

En cas de refus ou d’échec de la renégociation, les parties peuvent demander d’un commun accord au Juge de procéder à l’adaptation du contrat. À défaut, une partie peut demander au Juge d’y mettre fin, à la date et aux conditions qu’il fixe ».

L’imprévision suppose donc la réunion de plusieurs conditions :

  • un changement de circonstances imprévisible au moment de la formation du contrat ;
  • que ce changement de circonstances rende l’exécution du contrat excessivement onéreuse. En d’autres termes, l’imprévision ne rend pas l’exécution de l’obligation impossible mais seulement plus difficile et plus coûteuse.

L’article L. 6 du Code la commande publique est la traduction de la théorie de l’imprévision pour les contrats de la commande publique puisqu’il dispose que « Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ». Nous retrouvons donc bien les notions d’extériorité et d’imprévisibilité permettant l’invocation de l’imprévision (cf supra).

Contrairement à la force majeure, l’imprévision peut être un moyen efficace d’inciter les parties à négocier.

Reste à savoir sur quelle base négocier.

Le fondement financier des réclamations liées à la crise sanitaire

Les opérateurs économiques devront définir les postes de surcoûts liés à la crise sanitaire. Toutefois, il nous semble important de bien différencier deux périodes pouvant entrainer une modification des conditions d’exécution financière du contrat :

  • la période de confinement qui a vu l’arrêt des chantiers et entrainé des décalages dans les plannings ;
  • la période post-confinement avec la reprise des travaux.

 

Les surcoûts liés à l’arrêt des chantiers

A titre liminaire, il convient de préciser que le surcoût lié à l’arrêt des chantiers et, par conséquent au décalage des travaux ne concerne pas uniquement les opérateurs économiques tels que les entreprises de travaux.

Ce surcoût a aussi un impact sur les acheteurs et sur les maîtres d’œuvres, ces derniers ayant vu une partie de leur activité, notamment les missions de coordination et de pilotage des chantiers, stoppée.

Concernant les maîtres d’ouvrage, on peut identifier différents postes de surcoûts comme la majoration des assurances souscrites pour l’opération, l’allongement de la durée des prêts, des frais de garde supplémentaires pour les chantiers, la dépréciation du foncier, etc.

Concernant les entreprises, cette période a pu entraîner, plus que des surcoûts, une baisse de revenus. Or, l’ordonnance du 25 mars 2020 a prévu des mécanismes afin de leur permettre de limiter leurs besoins de trésorerie en accordant, par exemple, des avances dans des conditions beaucoup plus souples que celles prévues par l’article R. 2191-8 du code de la commande publique.

Ce n’est finalement pas sur cette période que les réclamations sont les plus nombreuses. Par contre, la reprise des chantiers a modifié les conditions d’exécution des contrats et les opérateurs économiques souhaitent faire porter, au moins pour partie, cette charge aux maîtres d’ouvrage.

Les surcoûts liés à la reprise des chantiers

Face aux modifications des conditions d’exécution des marchés, les entreprises peuvent souhaiter réajuster l’équilibre financier du marché en négociant avec les maîtres d’ouvrage la prise en charge de surcoûts liés à la nouvelle organisation du chantier (par exemple : mise en place d’un référent COVID, augmentation de la prestation de nettoyage et désinfection de tous les espaces, base-vie, vestiaires, réfectoires, sanitaires et bureaux, fourniture de masques chirurgicaux et de gel hydroalcoolique, fourniture de papier jetable et de lingettes désinfectantes, création, mise en place et entretien de l’affichage sanitaire, etc.).

Même s’il a pour fondement juridique la théorie de l’imprévision, le rééquilibrage ne peut se faire que dans le cadre d’une négociation entre maître d’ouvrage et entreprise. C’est la raison pour laquelle l’entreprise ne peut pas envisager de transférer complètement la charge de la perte économique au maître d’ouvrage.

En effet, comme nous l’avons déjà indiqué, le maître d’ouvrage supporte lui aussi un surcoût lié au Covid-19, il ne saurait donc, dans le cadre de négociations, prendre à son compte l’entier préjudice des entreprises.

Différents éléments devront ainsi être pris en considération pour faire supporter au maître d’ouvrage un surcoût qui devra paraître acceptable :

  • Le cadre du chantier lui-même et notamment son état d’avancement, le nombre d’intervenants, l’acteur à l’origine du chantier (tous les maîtres d’ouvrages n’ont pas pris d’ordre de service pour stopper les chantiers et ce sont parfois les entreprises elles-mêmes qui ont souhaité arrêter) ;
  • La décomposition du surcoût demandé. Outre le fait que, comme toute demande de paiement, le chiffrage du surcoût doit être détaillé, il doit également faire apparaître les plus et les moins liés à la gestion de la crise. Parmi les moins-values pour les entreprises, on peut penser aux économies faites sur la consommation des fluides par exemple. Devront également être déduites du chiffrage les aides que les entreprises auront pu obtenir (dispositifs nationaux ou locaux accordés par les Régions par exemple).

C’est à partir de ces éléments que les négociations pourront avoir lieu entre les parties aux contrats afin de réajuster l’équilibre financier du marché, sur une période qui nous semble devoir être limitée dans le temps. Ce réajustement doit prendre la forme d’un avenant.

 

Roseline Mariller
Avocat aux barreaux de Lyon et de l’Ain

Pour en savoir plus, vous pouvez suivre notre classe virtuelle Gérer les impacts du Covid-19 sur les contrats publics le 9 juillet 2020