La procédure avec négociation, alternative à l’appel d’offres : miracle ou mirage juridique ?

Le relèvement de 25 000 à 40 000 € du seuil des marchés sans formalités préalables : la recherche d’un compromis (durable) entre transparence et simplification ?

 

Cet édifice séculaire et jusqu’ici inamovible qu’est « l’APPEL D’OFFRES », comme d’autres valeurs multidécennales auxquelles nous nous sommes habitués en dehors même du domaine juridique, est-il en train de chuter ?

La question se pose de façon très pragmatique. Contre toute attente, voire « résistance intellectuelle » des professionnels du droit, force est de constater que nombre d’acheteurs publics – et pas des moindres – lancent aujourd’hui leurs consultations via « la procédure avec négociation », initialement intronisée lors de la réforme de 2015-2016 sous l’appellation « procédure concurrentielle avec négociation » (dédiée aux pouvoirs adjudicateurs, conjointement à la « procédure négociée avec mise en concurrence » plus ouverte et réservée aux entités adjudicatrices) et unifiée pour tout organisme public (ou « semi-public ») par le Code entré en vigueur le 1er avril 2019.

Les principaux apanages de l’appel d’offres consistent « toujours et encore » d’une part, en son recours obligatoire pour les achats dont le montant estimé est supérieur aux seuils déterminés par l’Union européenne par type des prestations et, d’autre part, en l’interdiction de tout rapport direct avec les candidats, sauf à demander des éclaircissements sur la teneur de leur offre mais sans jamais en principe, « avoir à pouvoir négocier », c’est-à-dire aboutir à une modification de leur proposition initiale.

Certes, le monument « AO » et ses principes constitutifs évoqués ci-dessus avaient déjà subi dès 2011 quelques fissures, notamment par l’admission d’une possibilité d’auditionner les candidats (donc d’une rencontre de visu), sous certaines réserves, par la DAJ.

En outre et d’une façon plus générale, la réglementation a significativement évolué dans le sens d’un rapprochement des acheteurs avec leurs prestataires (sourcing, innovation, optimisation des solutions de base via les options, variantes et prestations complémentaires…).

Mais le bond soudain vers une « liberté inconditionnelle » de négocier avec les entreprises en procédure formalisée, outre les avantages certains (d’ordre financier, technique et opérationnel) à en tirer, relève d’une mutation drastique des us et usages ! Notamment « sous couvert » de l’article R2124-3 du Code de la commande publique, lequel autoriserait cette pratique dès lors que « le besoin ne peut être satisfait sans adapter des solutions immédiatement disponibles. »

Est-ce à dire que chaque commande, hormis celles concernant des prestations répétitives ayant le même objet, soit suffisamment originale dans sa nature que ses caractéristiques propres et entières ne puissent être honorées sans une adaptation significative ? C’est ce que semble penser de nombreux maîtres d’ouvrage qui, aujourd’hui, utilisent cette procédure pour des travaux de BTP dont pourtant :

  • les techniques de construction,
  • les modalités d’intervention des entreprises,
  • voire les matériaux qu’elles utilisent (sauf optimisation environnementale et utilisation de matériaux pouvant être considérées comme une « solution innovante ») sont les mêmes.

En outre, dès lors que le cahier des charges impose un résultat technique à atteindre et un phasage prédéfinis, les seules adaptations que les prestataires pourraient avoir à fournir relèveraient des variantes si l’acheteur le prévoyait mais qui, de toutes manières, ne devraient pas être d’une nature ou d’une ampleur telles qu’elles remettent en question le parti pris technique arrêté par le décideur public et affiné par sa maîtrise d’œuvre.

Il y a là un vrai débat. La position de la DAJ elle-même est ambigüe : « La négociation est possible dans tous les cas où le besoin ne peut pas être satisfait sans adapter les solutions immédiatement disponibles. Il en va ainsi lorsque les travaux ne concernent pas des bâtiments standards. Lorsque les travaux, produits ou services objets du marché sont disponibles immédiatement sans adaptation et peuvent être fournis par de nombreux opérateurs économiques, ils ne se prêtent pas au recours à la procédure avec négociation. »

Elle semble d’ailleurs contredire le sens de la Directive 2014/24, dont le Considérant 43 précise que « pour les marchés de travaux, il s’agit notamment de travaux qui ne concernent pas des bâtiments standards ou qui comportent une conception ou des solutions innovantes ». Si le « notamment » en début de phrase peut laisser planer un doute sur cette exclusivité, le sens global de cette disposition semblerait plutôt limiter le recours à la procédure avec négociation de l’alinéa précité du CCP aux seules hypothèses où il y a innovation.

Cette pratique étant relativement récente, quelles seront les éventuelles répliques des contrôles de légalité ou de candidats évincés ?

Mathieu Blossier
Juriste – Ile-de-France Construction Durable

 


Pour aller plus loin, vous pouvez suivre notre formation :
« La procédure avec négociation »

 

5 Commentaires

  • Lorsqu’un analyse la sémantique d’une directive qui soulève une ambiguïté il faut la prendre la directive dans ses différentes versions linguistiques, comme le juge européen le rappelle souvent ; la version anglaise est souvent celle qui est la plus fiable, car la plus véhiculaire et l’anglais est traditionnellement la langue du droit des affaires.

    Dans la version française du considérant 43, la problématique est celle du « ou » qui laisse une ambiguïté pour savoir si innovantes qui se rattache à uniquement à « solutions » ou aussi à conception : « Pour les marchés de travaux, il s’agit notamment de travaux qui ne concernent pas des bâtiments standards ou qui comportent une conception ou des solutions innovantes »

    Or la version anglaise du premier alinéa du considérant 43 ne laisse pas planer de doute

    « For works contracts, such situations include works that are not standard buildings or where works includes design or innovative solutions.”
    La traduction stricte en français de ce texte est :
    « Pour les marchés de travaux, ces situations incluent des travaux qui ne sont pas des bâtiments standard ou qui incluent des solutions de conception ou des solutions innovantes. »

    Bref, dès qu’il y a conception, la négociation peut s’appliquer. En principe la loi MOP désormais intégrée au code des marchés publics laisse la conception architecturale à l’architecte et pas aux entrepreneurs. Il n’en demeure pas moins que dans la plupart des cas, l’entrepreneur garde des initiatives en matière de conception technique, notamment dans la conception des plans d’exécution lorsque le maître d’œuvre n’exécute qu’une mission de visa ce qui est très souvent la pratique.
    Pour que le marché de travaux puisse être interdit de négociation, il faudrait donc que l’entrepreneur ne soit qu’un simple exécutant sans initiative technique.

    La logique de la jurisprudence devrait rejoindre celle de l’arrêt du CE du 6 avril 2007, n° 298584, Département de l’Isère : dès que des travaux comprennent de la complexité (en l’espèce la réalisation d’un itinéraire alternatif à la route départementale RD 1075 sur la commune de Morestel), cela prohibe l’utilisation du seul critère prix. Demain le juge achèvera probablement ce raisonnement en disant que seuls les marchés susceptibles d’être attribués au seul critère prix seront interdits de procédure avec négociation ; concernant les travaux, la question ne se pose plus, car le code de la commande publique a utilisé une liberté posée par la directive 2014/18 en prohibant le critère unique du prix pour cette nature de marché (la complexité de conception est donc implicitement présupposée pour les marchés de travaux en droit français). Dès qu’on trouve des critères de choix de l’offre sur qualité technique, cela suppose une conception et donc une possibilité de passer en procédure avec négociation.

    En pratique dans un tel contexte, « la notion de bâtiments standard » paraît se rapprocher de la notion de bâtiment préfabriqué (standardisation industrielle d’un processus de production faisant qu’on peut trouver ce type de bâtiment sur un catalogue).

  • Suite : vous aurez corriger sur mon commentaire : « désormais intégrée au code de la commande publique  » et pas au code des marchés publics (ah les habitudes)

  • Bonjour,

    C’est un plaisir de vous voir réagir en substance! Quand bien même il n’y a pas réellement de contradiction dans nos interprétations – la mienne n’engageant d’ailleurs que moi-même et non la structure pour laquelle je travaille – nous restons tout de même dans « l’expectative… »

    Certes, la sémantique et la comparaison avec la version originelle et anglo-saxonne a du bon pour resituer le sens qu’a souhaité donner la commission européenne au champ des possibles, quant à la négociation en procédure formalisée.
    Si je n’ai pas vraiment de parti-pris sur les opportunités semblant être offertes / ouvertes (« j’attends de voir », comme beaucoup), je reste néanmoins dubitatif sur certains points de votre commentaire.

    Tout d’abord, concernant l’alinéa 1 de l’article R2124 du CCP selon lequel « le pouvoir adjudicateur peut passer ses marchés selon la procédure avec négociation (…) lorsque le besoin ne peut être satisfait sans adapter des solutions immédiatement disponibles » : peut-on / doit-on en déduire qu’une entreprise, apte à fournir tout de go du béton prêt à l’emploi, mais appelée au vu d’un cahier des charges à « usiner » une armature agglomérée particulière, doit être considérée comme devant apporter une « adaptation » d’une ampleur telle que celle-ci justifie la possibilité ou nécessité d’une négociation – qui au passage obérera de plusieurs semaines la passation du marché ?

    Ensuite, concernant l’alinéa 3 du même article aux termes duquel « le pouvoir adjudicateur peut passer ses marchés selon la procédure avec négociation (…) lorsque le marché comporte des prestations de conception » : j’imagine une institution publique (un ministère par exemple) souhaitant renouveler les uniformes de ses personnels sur la base d’un cahier des charges fonctionnel, donc ouvert : pourrait-elle ainsi se permettre de recourir à la négociation, s’agissant de la nature des textiles, couleurs, agencements vestimentaires… Et quelle en serait le réel bénéfice ?

    S’agissant de travaux, je reconnais que l’entreprise prend forcément part, en qualité de sachant, aux modalités de réalisation des ouvrages. Mais quand bien même elle serait chargée des études d’exécution (puisque c’est généralement le cas), celles-ci correspondraient-elles à une prestation apparentée à de la « conception » ? Et au vu de la nature et de l’ensemble de ses missions, ces études ne sont-elles pas trop « marginales » pour justifier une négociation ? Elles feront de toutes façons l’objet de discussions en début et pendant le déroulement des chantiers avec les autres intervenants et notamment avec le maître d’œuvre qui vise ces études – la loi MOP distinguant d’ailleurs, s’agissant des éléments de missions normalisés, la phase de « conception » proprement dite de celle relative à « l’exécution » dont fait partie la mission VISA, pendante de la prestation EXE. Par ailleurs, je pense que les études de synthèse réalisée soit par l’entrepreneur soit par la maîtrise d’œuvre n’ont pas la même vocation : celle rendue par l’entreprise sous forme de plans consiste essentiellement à s’assurer que son mode d’intervention est cohérent avec celui des autres intervenants ; celle du maître d’œuvre elle, engage au contraire à une véritable démarche conceptuelle puisqu’elle a pour but de vérifier l’adéquation (spatiale, technique, temporelle…) des plans remis par les entreprises et à les confronter à son projet et parti-pris architectural.

    A suivre donc… Comme l’a écrit un commentateur de l’article publié sur Linkedin, je pense « qu’il n’est pas difficile d’imaginer que la procédure avec négociation sera la source d’une jurisprudence fournie comme c’est déjà le cas pour les autres procédures « alternatives » à l’appel d’offres. »

    Bien à vous,

  • Et j’aime beaucoup votre « erratum », j’ai exactement commis la même « erreur » dans une publication que j’avais faite il y a quelques mois sur Linkedin – mais pour le coup, je m’étais fait « tansé » par un jeune juriste territorial, me rappelant que j’avais quelques années de retard – Faute grave, donc…;)

  • Effectivement à suivre, on peut seulement regretter que nos rédacteurs de code sont si peut enclin à prévenir le contentieux dans la commande publique, laissant le soin au juge de faire des arbitrages sur des éléments pourtant fondamentaux de choix de procédure.
    Pour reprendre votre exemple sur « j’imagine une institution publique (un ministère par exemple) souhaitant renouveler les uniformes de ses personnels sur la base d’un cahier des charges fonctionnel, donc ouvert : pourrait-elle ainsi se permettre de recourir à la négociation, s’agissant de la nature des textiles, couleurs, agencements vestimentaires… Et quelle en serait le réel bénéfice ? ».
    Pour moi la réponse est oui même si on a encore des pratiques étranges. Exemple, l’armée achète ses tenues de combat en CCAG de marché industriel, mais est resté jusqu’alors en procédure d’appel d’offres.

    En matière se travaux, la cohérence sera probablement à rechercher dans le domaine de la responsabilité décennale. Selon mon analyse personnelle, s’il y a une possible responsabilité de conception de l’entreprise (normalement en sphère « visa » du maître d’oeuvre) on est bien dans une logique de conception ouverte à la négociation.

    C’est aussi une évolution culturelle et comme tout changement de cette nature, elle offre de la résistance (qui parfois peut être longue et tenace) jusqu’à ce qu’une nouvelle culture vienne la remplacer.
    La génération des directives européennes des périodes de 1976 à 2004 s’est faite sous l’influence de commissaires et juristes italiens sacralisant l’appel d’offres pour limiter autant que possible les contacts directs avec les entreprises pour contrer l’influence de la mafia (les acheteurs publics italiens souhaitaient pouvoir dormir tranquillement la nuit et cherchaient la protection via une législation européenne). L’influence italienne a cessé dans ce domaine, la lutte contre la mafia ayant en outre été très efficace. La génération de 2014 s’est faite sous influence franco-britannique – Michel Barnier commissaire européen – voulant ouvrir au maximum les vannes de la négociation – et la France n’avait d’ailleurs pas apprécié la censure de certaines procédures nationale avec négociation dans le passé pour non-conformité à la législation européenne de l’époque.
    Bref, la mode est à la négociation, comme d’ailleurs le pratiquent depuis des lustres les acheteurs du secteur privé.
    Le problème est que les acheteurs publics français ont mal été formés à la démarche qualité et à son évaluation dans leur commande publique, se focalisant malheureusement trop sur le critère prix et voyant mal l’intérêt à négocier et sur quoi. Il faut dire que notre mille-feuille administratif ne facilite guère l’émergence d’une réelle fonction achats selon les caractérisations du fonctionnement optimal d’un tel service telles qu’on les retrouve dans les grandes entreprises et inspirées des guides AFNOR en matière d’achat et qualité de l’approvisionnement.

    Bien à vous