L’application de la théorie de l’imprévision

La crise sanitaire du COVID-19 et la guerre en Ukraine ont des conséquences en droit de la commande publique et plus précisément quant à la résolution des litiges liés aux délais et à l’augmentation des prix dans les marchés publics de travaux, de fournitures et de services. En effet, dans ce contexte exceptionnel, les entreprises font face à de nombreuses difficultés dans l’exécution des contrats de la commande publique au titre de l’augmentation des coûts des matières premières, du gaz et du pétrole, des pénuries de matières premières ou encore des retards dans les délais de livraison. Dès lors, des répercussions directes sur la bonne exécution des marchés publics sont à prévoir.

L’imprévision liée à la crise sanitaire et au conflit russo-ukrainien nous conduit à effectuer quelques rappels.

D’une part, le principe général en droit est que la convention fait la loi des parties. Dès lors, le juge ne peut y déroger qu’en cas d’aléas extraordinaires (CE, 9 novembre 1921, Sté Commerciale des carbures, n°65293).

L’article 6 du Code de la commande publique dispose néanmoins que lorsqu’il survient un élément imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant a droit à une indemnité :
« (…) 3° Lorsque survient un évènement extérieur aux parties, imprévisible et bouleversant temporairement l’équilibre du contrat, le cocontractant, qui en poursuit l’exécution, a droit à une indemnité ; »

La théorie de l’imprévision

La jurisprudence du Conseil d’Etat du 30 mars 1916, Compagnie générale du gaz de Bordeaux, précise les conditions d’application de la théorie de l’imprévision.

« la fabrication du gaz, s’est trouvée atteindre une proportion telle que non seulement elle a un caractère exceptionnel dans le sens habituellement donné à ce terme, mais qu’elle entraîne dans le coût de la fabrication du gaz une augmentation qui, dans une mesure déjouant tous les calculs, dépasse certainement les limites extrêmes des majorations ayant pu être envisagées par les parties lors de la passation du contrat de concession ; que, par suite du concours des circonstances ci-dessus indiquées, l’économie du contrat se trouve absolument bouleversée. »

Ainsi, pour obtenir une indemnisation sur ce fondement, le titulaire d’un marché devra être en mesure de démontrer l’existence d’un évènement :

  • Imprévisible dans sa survenance ou dans son ampleur. Il convient de préciser sur ce point que les prix des matières premières étant, par nature, soumis à des fluctuations cycliques, il conviendra de démontrer que la hausse dépasse, par son ampleur, ce qui était prévisible ;

 Dans les conclusions rendues sur l’arrêt Bernard du Conseil d’Etat du 29 avril 1981, n°10170, le rapporteur public France rappelait sur ce point qu’il appartient au Juge administratif :
« de rechercher si, au moment de la conclusion du contrat, il n’y avait pas des signes avant-coureurs de la crise » ou « si l’aléa était imprévisible pour un entrepreneur averti »

De plus, pour que cette condition de circonstances imprévues soit remplie, la clause de variation des prix stipulée par les parties ne doit pas traiter le bouleversement de l’équilibre financier du contrat (Cf CE, 19 février 1992, SA Dragages et travaux publics, n°47265)
« que c’est donc à cette dernière date qu’il convient de se placer pour rechercher si des modifications imprévisibles des circonstances économiques ont empêché la clause de variation de jouer dans des conditions normales et entraîné, par suite, un bouleversement de l’équilibre économique du contrat ; qu’il ressort du rapport d’expertise, dont les affirmations concernant les hausses de prix n’ont pas été utilement contredites par les requérantes, que l’application de la clause de variation n’a pas été perturbée par des circonstances présentant un caractère imprévisible ; que, dès lors, le groupement n’est pas fondé à demander une indemnisation au titre de la théorie de l’imprévision ; »

  • Qui revêt un caractère exceptionnel;
  • Qui a provoqué un bouleversement absolu de l’équilibre du contrat de sorte qu’il existe un déficit d’exploitation pour le titulaire du marché, un simple manque à gagner ne saurait motiver une indemnité sur le fondement de l’imprévision (Cf CE 25 novembre 1921, compagnie générale des automobiles postales, Rec. P. 980).

« Considérant, d’autre part, que les compensations auxquelles l’exploitant peut prétendre à raison des charges exceptionnelles et imprévues nées de la guerre ne sauraient s’appliquer aux pertes subies, et non au manque à gagner »

Il convient à l’acheteur d’être vigilant sur ce point puisqu’une augmentation du coût des prestations d’un contrat administratif ne saurait suffire pour permettre l’application de la théorie de l’imprévision. Il est nécessaire pour le titulaire du marché de démontrer un véritable déficit d’exploitation. Le juge administratif estime par ailleurs sur ce point que pour qu’une demande indemnitaire soit fondée sur la théorie de l’imprévision, il est impératif d’apporter des éléments comptables et financiers permettant d’apprécier l’impact d’un surcoût sur l’économie globale du contrat (Cf TA Paris, 7 janvier 2022, SNCF Mobilités, n° 1915398).

Ces conditions cumulatives doivent être correctement démontrées. Le juge administratif effectuera une analyse au cas par cas afin de déterminer si les circonstances dans lesquelles une modification de l’équilibre économique du contrat constitue – ou non –un bouleversement économique.

La circulaire du 30 mars 2022

La circulaire N°6338-SG du 30 mars 2022 relative à l’exécution des contrats de la commande publique dans le contexte actuel de hausse des prix de certaines matières premières vient préciser l’appréciation du bouleversement économique d’un contrat public. Dès lors, la circulaire insiste sur le fait que :

  • D’une part, le titulaire du marché démontre que son prix de revient ainsi que sa marge bénéficiaire soit déficitaire, c’est-à-dire justifie de l’existence d’un déficit d’exploitation,
  • D’autre part, le titulaire du marché doit démontrer l’existence d’un bouleversement de l’économie du contrat.

Concernant le dernier point, la circulaire dite « Castex » fait valoir que :
« le bouleversement doit entrainer dans le cadre de l’exécution du contrat un déficit réellement important et non un simple manque à gagner »

Par conséquent, le bouleversement est qualifié dès lors que les charges extracontractuelles atteignent 1/15e du montant initial hors taxe du marché ou de la tranche.

Ainsi, la circulaire donne l’exemple d’« une augmentation supérieure à 7 % du coût d’exécution des prestations, en raison de la hausse forte et imprévisible du prix du carburant en 2000, a été considérée comme bouleversant l’équilibre financier du contrat (CAA Marseille, 17 janvier 2008, Société ALTAGNA, n°05MA00492) alors qu’une augmentation de l’ordre de 3 % a été jugée comme n’ayant pas bouleversé l’équilibre d’un contrat (CE, 30 novembre 1990, Société Coignet entreprise, n°53636) ».

L’indemnité pour imprévision

De plus, la circulaire explique que le montant de l’indemnité sera déterminé au cas par cas, dès lors que l’imprévision a été caractérisée. Ainsi, en moyenne, la jurisprudence laisse au titulaire une charge entre 5 et 25 % du montant du déficit résultant des charges extracontractuelles.

En outre, afin de pouvoir effectuer une demande indemnitaire dans le cadre de la théorie de l’imprévision, des éléments comptables et financiers permettant d’apprécier l’impact d’un surcoût sur l’économie globale du contrat doivent être apportés.

Cela signifie que pour qu’une demande d’indemnité au titre de la théorie de l’imprévision soit acceptée par l’acheteur, le titulaire du marché doit accompagner sa demande d’éléments comptables et financiers permettant de démontrer un véritable déficit d’exploitation et non un simple manque à gagner.

L’acheteur doit également être vigilant sur la date de notification du marché. En effet, le caractère imprévisible s’apprécie à la date de notification du marché, de telle sorte qu’un marché notifié en période de crise sanitaire ne saurait se prévaloir de la théorie de l’imprévision.

Sur la clause de révision

La circulaire revient sur l’obligation d’insérer une clause de révision des prix dans tous les contrats de la commande publique qui nécessitent le recours à une part importante de matières premières, afin de tenir compte des variations économiques au titre des articles R2112-13 et 14 du Code de la commande publique.

En effet, l’article R. 2112-14 du code de la commande publique dispose :
« Les marchés d’une durée d’exécution supérieure à trois mois qui nécessitent pour leur réalisation le recours à une part importante de fournitures, notamment de matières premières, dont le prix est directement affecté par les fluctuations de cours mondiaux comportent une clause de révision de prix incluant au moins une référence aux indices officiels de fixation de ces cours (…) »

 La clause de révision permet de faire face aux variations des prix des matières premières qui pourraient faire grimper le prix d’un marché et rendre son exécution plus onéreuse. L’insertion d’une clause de révision des prix dans ce type de marché est une obligation. Il convient de mettre en garde les acheteurs publics sur le fait que le titulaire d’un marché ne saurait se fonder sur la théorie de l’imprévision pour obtenir une indemnité lorsqu’une clause de révision des prix permet de traiter le bouleversement de l’équilibre financier du contrat.

La modification pour sujétion imprévues

Il convient également de mentionner la possibilité, dès lors que l’ensemble des conditions prévues par la théorie de l’imprévision ne sont pas réunies, de demander une modification du contrat par avenant au titre des sujétions imprévues.

En droit l’article R.2195-5 du Code de la commande publique dispose que :
« le marché peut être modifié lorsque la modification est rendue nécessaire par des circonstances qu’un acheteur diligent ne pouvait prévoir. (…) »

L’article L.2194-1 du même code précise que :
« Un marché peut être modifié sans nouvelle procédure de mise en concurrence dans les conditions prévues par voie règlement, lorsque :
3° Les modifications sont rendues nécessaires par des circonstances imprévues ;

Qu’elles soient apportées par voie conventionnelle ou, lorsqu’il s’agit d’un contrat administratif, par l’acheteur unilatéralement, de telles modifications ne peuvent changer la nature globale du marché. »

De ce fait, les sujétions techniques imprévues ne sont reconnues que lorsque certaines conditions cumulatives sont réunies :

  • L’événement est imprévisible au moment de la signature du contrat ;
  • L’événement est extérieur aux parties et à l’ouvrage
  • L’événement rend plus onéreuse l’exécution des travaux (Cf CE, 30 juillet 2003, Commune de Lens, n°223445)

La modification pour sujétion imprévues se distingue de l’imprévision sur l’appréciation de l’impact financier. En effet, la théorie de l’imprévision impose au titulaire du marché de démontrer un véritable bouleversement économique, alors que dans le cas de l’article L.2194-1 du code de la commande publique, il convient de rapporter la preuve d’un évènement rendant plus onéreux l’exécution du marché.

Il s’agit d’une modification par avenant, cela signifie que comme toute modification, il est nécessaire de recueillir l’accord des parties.

Enfin, il faut également rappeler que le co-contractant de l’acheteur est tenu d’exécuter son contrat, y compris dans le cadre de l’imprévision. Dans le cas contraire, celui-ci ne pourra pas bénéficier d’une indemnité comme le rappelle l’arrêt du Conseil d’Etat du 5 novembre 1982, Société Propétrol n°19413.

Dimitri Meunier
Dimitri Meunier – Avocat

Meunier Avocats
meunier@adpavocats.fr

En collaboration avec Anthony Langoureau – Juriste

 

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